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La finance décentralisée (DeFi) : quel cadre juridique pour encadrer l’innovation ?

Découvrez comment MiCAR et les régulateurs européens s’attaquent aux enjeux de la DeFi

La finance décentralisée (DeFi) attire l’attention de nombreux acteurs du secteur financier et juridique, tant pour ses promesses d’innovation que pour les risques qu’elle soulève.

À travers des protocoles de prêts, d’échanges décentralisés (DEX) ou de “staking”, la DeFi se veut sans intermédiaire, globale et pseudonyme.

Mais dans un univers où MiCAR ne couvre pas encore ces activités émergentes, comment anticiper les nouvelles obligations et protéger les utilisateurs ?

Si vous évoluez dans le conseil juridique, dans la régulation ou en tant que professionnel de la finance, cet éclairage vous aidera à comprendre la complexité du cadre à venir et les défis à relever pour conjuguer innovation et sécurité.

Contexte réglementaire : la DeFi, un angle mort de MiCAR

Depuis 2023, l’Union européenne s’est dotée d’un règlement historique sur les crypto-actifs, appelé MiCAR (Markets in Crypto-Assets Regulation).

Son ambition : créer un cadre commun à l’échelle de l’UE pour encadrer les services sur actifs numériques (émission, échange, conservation) assurés par des entités identifiables.

Or, la finance décentralisée, par définition, repose sur des protocoles autonomes et sans organe central, ce qui la rend très largement hors du périmètre de MiCAR.

  • Article 142 du MiCAR : la Commission européenne doit analyser la question des crypto-actifs anonymes et décentralisés. Mais pour l’heure, les plateformes purement décentralisées n’entrent pas dans la catégorie “CASP” (Crypto-Asset Service Providers) visée par MiCAR.

  • Lacunes constatées : nombre d’activités DeFi (prêts, emprunts, DEX, staking) s’effectuent via des contrats intelligents (smart contracts) sans entité de droit classique. Les régulateurs peinent à identifier un responsable légal.

  • Fragmentation : chaque État membre tente parfois des approches ponctuelles (lois ou lignes directrices nationales), induisant un “forum shopping” possible, où les développeurs DeFi s’installent dans la juridiction la plus souple.

En pratique, cette absence de cadre clair rend la DeFi très attrayante pour l’innovation, mais inquiète les autorités (ESMA, EBA) sur des questions de sécurité, de lutte contre le blanchiment (AML/CFT) et de protection des investisseurs.

Les principales activités DeFi : staking, prêts et DEX

Pour comprendre l’ampleur du défi, il faut rappeler ce que recouvre la DeFi :

  • Le staking : les utilisateurs “immobilisent” leurs jetons pour sécuriser une blockchain (proof-of-stake) ou profiter de rendements en tokens (staking liquide). On estime qu’environ 39 % de la Total Value Locked (TVL) en DeFi provient de ces activités de staking.

  • Les prêts et emprunts (lending/borrowing) : via des plateformes décentralisées (ex. Aave, Compound), on peut déposer des crypto-actifs comme collatéral et emprunter d’autres tokens. 22 % des activités DeFi concernent ce lending.

  • Les échanges décentralisés (DEX) : sur Uniswap ou Curve, les traders échangent des crypto-actifs sans passer par une plateforme centralisée. Ces DEX représentent environ 8 % de la TVL DeFi.

  • D’autres services : yield farming, agrégation de rendements, stablecoins algorithmiques, etc.

Cette pluralité d’applications, accessibles parfois en un clic, sans contrôle KYC strict, soulève des questions juridiques :

  • Quid des obligations d’information ?

  • Qui assume la responsabilité d’un protocole en cas de bug ou de hack ?

  • Comment encadrer un service de prêt sans structure légale reconnue ?

Le caractère pseudonyme des utilisateurs complique l’application des règles anti-blanchiment ou de protection des épargnants.

Les risques systémiques existent lorsque ces protocoles interconnectés (par des “bridges” entre blockchains) multiplient les ré-hypothèques de collatéraux, rendant difficile toute traçabilité claire.

Les risques et lacunes actuels : sécurité, AML/CFT, responsabilité

Sécurité informatique et hacks

Selon certaines estimations, plus de 3,1 milliards de dollars ont été dérobés dans la DeFi en 2022 du fait de hacks ou d’attaques sur les smart contracts.

Les “bridges” inter-blockchains, essentiels pour transférer des tokens d’une chaîne à l’autre, sont souvent la cible privilégiée d’acteurs malveillants.

Et, faute de standards de sécurité obligatoires ou d’audits imposés, de nombreux projets DeFi lancent rapidement des protocoles insuffisamment testés.

  • ICT risk (Information and Communication Technology risk) : la réglementation européenne DORA (Digital Operational Resilience Act) vise à renforcer la cybersécurité des acteurs financiers, mais son applicabilité à un protocole purement décentralisé demeure problématique : qui, dans la chaîne de la DeFi, est considéré comme “prestataire critique” ?

  • Absence de recours : si une faille de code cause des pertes, les utilisateurs n’ont souvent aucun interlocuteur. La responsabilité légale d’un smart contract n’est pas attribuable à un développeur ou un “chef d’entreprise” clairement identifié.

Risques de blanchiment et de financement du terrorisme

Les transactions dans la DeFi s’exécutent souvent via des adresses pseudonymes, sans vérification KYC, ni contrôle AML/CFT. Cela inquiète les régulateurs, car :

  • Les volumes sont transfrontaliers et échappent aux systèmes de surveillance traditionnels,

  • Les stablecoins algorithmiques ou anonymes favorisent la circulation de fonds,

  • Les DEX n’exigent pas de compte client, rendant les flux quasi-intraçables.

En pratique, transposer les obligations AML/CFT (ex. directive européenne AMLD5 et suivantes) à un protocole “sans entité” est un casse-tête.

Comment imposer à un code source de collecter l’identité de l’utilisateur ? Les discussions européennes portent sur l’instauration d’une forme “d’identité numérique fiable” intégrée aux portefeuilles, mais la faisabilité technique reste à déterminer.

Responsabilité juridique en cas de dysfonctionnement

La question “Qui est responsable ?” se pose quand un protocole DeFi échoue :

  • Un oracles manipule des données de prix, causant des pertes massives,

  • Un smart contract subit un bug qui vide la trésorerie du protocole,

  • Un protocole ferme brutalement, bloquant les fonds des utilisateurs.

Si, dans une finance classique, on se tourne vers la plateforme, l’émetteur ou l’intermédiaire, la DeFi, elle, se revendique “sans intermédiaire”.

Le code est open source, les développeurs sont pseudonymes ou répartis dans le monde. MiCAR ne prévoit rien pour les “organisations autonomes décentralisées” (DAO).

Ainsi, un utilisateur lésé risque de n’avoir aucun recours effectif.

D’un point de vue juridique, certains auteurs suggèrent de considérer les développeurs ou les “holders” du token de gouvernance d’un protocole comme “associés” ou “opérateurs de fait”.

Mais cette thèse n’est pas encore adoptée par les tribunaux et soulève de nouvelles difficultés (ex. comment prouver la participation concrète d’un détenteur de token ?).

Les perspectives : évolutions réglementaires et propositions concrètes

Vers un cadre DeFi spécifique ?

De nombreux rapports, dont celui de la Commission européenne attendu suite à l’article 142 MiCAR, plaident pour un cadre réglementaire spécifique à la DeFi. Parmi les pistes à l’étude :

  • Des audits obligatoires de smart contracts : exiger qu’un protocole de prêt, avant son lancement, fasse l’objet d’un audit technique mené par un tiers agréé, validant la robustesse du code et la présence de mécanismes de sécurité (limites de retrait, oracles multiples, etc.).

  • Une adaptation AML/CFT : imposer des “poches KYC” ou la certification d’adresses “blanches” pour limiter le pseudonymat total, tout en respectant la privacy.

  • La mise en place d’un “Disclose or Comply” : rendre obligatoire une publication d’informations sur le protocole, les risques, le design du contrat, afin que l’utilisateur puisse évaluer la fiabilité du service.

Harmonisation européenne et rôle d’ESMA/EBA

L’Union européenne, via l’ESMA (European Securities and Markets Authority) et l’EBA (European Banking Authority), cherche à éviter une fragmentation où chaque pays imposerait ses propres règles DeFi. Une approche unifiée simplifierait la supervision, limiterait le “forum shopping” et faciliterait l’innovation.

  • Échanges transfrontaliers : la DeFi étant mondiale, l’UE devra coordonner ses actions avec d’autres juridictions (États-Unis, Corée du Sud, etc.).

  • Focus sur la protection de l’investisseur : introduire des obligations d’information, d’avertissement sur les risques (volatilité, absence de garantie, etc.), comme c’est le cas pour la finance traditionnelle.

  • Nouvelles formes d’agrément : on envisage la création de statuts hybrides pour les “semi-centralisés” (plateformes de staking “liquide” ou “semi-DEX”) qui jouent un rôle d’intermédiaire technique. Cela rappelle, dans un autre registre, la notion de “passeur” entre le monde décentralisé et le monde régulé.

L’enjeu de l’éducation et de la responsabilisation

Pour l’instant, la DeFi attire un public habitué aux crypto-actifs, souvent conscient d’une part de risque. Mais l’accessibilité grandissante via des interfaces simplifiées (Dapps user-friendly) attire de nouveaux investisseurs moins aguerris.
En pratique, un double travail éducatif est nécessaire :

  1. Former les professionnels (avocats, conseillers financiers, régulateurs) pour qu’ils comprennent comment fonctionnent réellement les smart contracts, le yield farming, le bridging, etc.

  2. Informer le grand public des dangers, du fonctionnement du “peer-to-peer” anonymisé, et du fait qu’aucune autorité ne garantit la pérennité d’un protocole DeFi.

Les associations professionnelles et les universités commencent à multiplier les séminaires, mais l’ampleur du phénomène requiert une vulgarisation à grande échelle.

Implications pratiques pour les acteurs juridiques et financiers

Fournisseurs de services financiers 

Si vous êtes un établissement souhaitant proposer des produits crypto, évaluez la frontière entre “service centralisé” (couvert par MiCAR) et “protocole DeFi” (non couvert). Les clients pourraient exiger du DeFi, mais vous devrez clarifier les responsabilités, réaliser des audits internes et veiller à la conformité AML/CFT.

Cabinets d’avocats 

Vous devrez conseiller vos clients sur la structuration de leurs projets DeFi (création de DAO, émissions de tokens de gouvernance, etc.), tout en les alertant sur l’absence de jurisprudence stable.

La rédaction de disclaimers et de documents d’information sera cruciale pour gérer les risques de contentieux.

Régulateurs 

La mise en place d’équipes dédiées à l’analyse de la DeFi, la création de “regulatory sandboxes” et la coopération avec d’autres autorités mondiales sont des pistes à envisager pour mieux appréhender ce secteur.

Investisseurs institutionnels 

La DeFi peut offrir des rendements attractifs, mais, en l’absence de garde-fous législatifs, l’investissement institutionnel reste limité.

Les gestionnaires d’actifs devront évaluer la solvabilité des protocoles, la sûreté du collatéral et la traçabilité des transactions pour respecter leurs obligations prudentielles.

Chiffres clés 

On estime que la DeFi représente environ 4 % de la capitalisation totale des crypto-actifs.

Un pourcentage qui, malgré sa modestie, peut avoir un effet disproportionné en raison de l’effet de levier, du re-hypothécage et des boucles entre divers protocoles.

Les hacks de 2022 (3,1 milliards de dollars de pertes) montrent que la confiance du public et des institutionnels est encore fragile.

La DeFi incarne le versant le plus innovant (et souvent le plus risqué) de la finance crypto. À l’heure où MiCAR pose les fondations d’un marché européen unifié, les activités purement décentralisées demeurent en marge du cadre. Pour les professionnels du droit et de la finance, comprendre la DeFi est essentiel pour anticiper la prochaine vague de réglementations et sécuriser au mieux les intérêts des utilisateurs.

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  • Les scénarios concrets de mise en place d’un cadre DeFi spécifique,

  • Les bonnes pratiques de sécurité et d’audit pour limiter les hacks,

  • Les perspectives d’harmonisation européenne et les initiatives à venir.

L’innovation est à portée de main, mais elle exige une vision claire et un cadre robuste. Ne laissez pas la décentralisation vous prendre au dépourvu !