Les systèmes d’IA agentiques — ces agents capables de prendre des décisions et d’agir avec une certaine autonomie — suscitent un enthousiasme grandissant, mais aussi de nombreuses interrogations juridiques et pratiques.
Dans un contexte où les réglementations européennes évoluent rapidement (AI Act, AI Liability Directive), comprendre la responsabilité liée à ces systèmes devient stratégique pour tous les acteurs du secteur juridique et financier.
Alors, comment sécuriser vos projets d’IA tout en respectant les obligations légales ?
Les IA agentiques se distinguent des IA « classiques » (telles que les modèles de génération de texte ou de reconnaissance d’images) par leur capacité d’agir en quasi-autonomie pour atteindre un objectif.
Elles utilisent souvent un modèle de langage avancé (LLM) associé à un « système d’orchestration », leur permettant de :
Analyser la demande initiale d’un utilisateur,
Planifier des étapes successives,
Interagir avec des outils externes (API, bases de données, navigateurs web) sans supervision humaine constante,
Ajuster leurs actions en cours de route si les conditions évoluent.
En pratique, cela signifie qu’une IA agentique n’est plus cantonnée à répondre à une requête statique : elle peut, par exemple, réserver un billet d’avion, passer une commande en ligne ou exécuter une série de calculs financiers complexes, le tout en décidant elle-même des outils à utiliser et des informations à collecter.
Cette autonomie nourrit l’efficacité, mais soulève des questions cruciales : qui assume la responsabilité en cas d’erreur, de dommage ou de prise de décision illicite ?
Or, le droit civil (articles 1240-1241 C. civ.) et le droit européen ne reconnaissent pas à l’IA de personnalité juridique. Une IA n’est ni une personne morale, ni un représentant légal, ce qui rend inapplicable la responsabilité « directe » de la machine.
Dès lors, le regard des juristes se porte sur les intervenants humains (développeurs, fournisseurs, utilisateurs) ou sur les entités responsables (éditeurs, entreprises d’intégration) pour déterminer qui répondra du préjudice.
Pour cerner la responsabilité applicable, il faut d’abord examiner le corpus législatif émergent :
Le RGPD (Règlement général sur la protection des données) interdit, en principe, les décisions individuelles exclusivement automatisées produisant des effets juridiques majeurs, sauf exception (nécessité contractuelle, autorisation légale, consentement explicite).
Dans le cadre des IA agentiques qui traitent des données personnelles et prennent des décisions, il est impératif de mettre en place un contrôle humain minimal.
Le projet de règlement IA (AI Act) introduit un régime de classification par niveaux de risque, avec des obligations renforcées pour les systèmes dits « à haut risque » (SIAHR).
Les IA agentiques qui affectent potentiellement la sécurité ou les droits fondamentaux tomberont dans cette catégorie. L’article 86 du texte propose un droit à l’explication lorsqu’une décision négative est rendue par l’IA agentique, dans la lignée de ce que prévoit déjà le RGPD.
La Directive sur la responsabilité de l’IA (AI Liability Directive) adapte les règles de responsabilité civile pour faciliter la preuve de la faute et le lien de causalité en cas de dommage.
Si un agent IA cause un préjudice (financier ou matériel), la victime pourra se fonder sur des présomptions pour engager la responsabilité du développeur ou de l’exploitant.
Exemple concret : Imaginons un agent IA chargé de repérer des transactions suspectes sur un compte bancaire.
S’il bloque abusivement un compte d’un client sans base légale, l’utilisateur lésé peut chercher à engager la responsabilité de la banque.
Avec la nouvelle directive, il est plus simple pour la victime de prouver que le système AI n’a pas agi selon les normes de diligence imposées (défaut d’actualisation des modèles, absence de supervision humaine, etc.).
Dans l’arsenal juridique, on retrouve plusieurs régimes susceptibles d’être mobilisés :
Responsabilité pour faute (articles 1240-1241 C. civ.)
Cette responsabilité peut s’appliquer lorsqu’un acteur (développeur, intégrateur, utilisateur professionnel) a manqué à ses obligations légales ou réglementaires (ex. : manquement aux règles de l’AI Act ou du RGPD).
Encore faut-il prouver la faute, le dommage et le lien de causalité.
Responsabilité sans faute (Directive 85/374, révisée par la Directive 2024/2853)
Il s’agit de la responsabilité du fait des produits défectueux. Le texte révisé couvre désormais les logiciels et systèmes d’IA assimilés à des produits.
Si l’IA agentique présente un défaut de sécurité causant un dommage corporel, matériel ou même immatériel (perte de données, par exemple), la victime peut poursuivre le fabricant, le développeur ou l’intégrateur.
Cette directive prévoit :
Une extension aux dommages immatériels,
La prise en compte de la capacité d’apprentissage (apprentissage continu de l’IA),
Un allègement de la charge de la preuve, notamment via des présomptions de causalité.
Responsabilité du fait des choses (article 1242 C. civ.)
Applicable si aucun régime spécial n’est mobilisé. La “chose” (ici, l’IA) doit être sous la garde effective d’une personne (une entreprise, par exemple).
Si la machine agit “hors du contrôle” du propriétaire, prouver la garde peut s’avérer complexe. Toutefois, si l’utilisateur a configuré ou déclenché l’agent IA, il peut être considéré comme le “gardien”.
En pratique, lorsqu’un litige éclate, la victime (ou son conseil) cherchera la voie la plus simple pour obtenir réparation.
Le régime du produit défectueux sera privilégié en cas de défaut de sécurité. À l’inverse, en cas d’erreur de configuration ou de mise à jour insuffisante, la responsabilité pour faute du fournisseur ou de l’utilisateur pourrait être soulevée.
Le cadre législatif en construction impose une traçabilité et une documentation accrues. Le concevoir-justifier devient la clé. Ainsi :
Développeurs : ils doivent tenir un journal d’événements (logs), documenter le processus de décision de l’IA, inclure des mécanismes d’explicabilité, et prévoir des mises à jour de sécurité régulières.
Toute modification substantielle d’un agent IA (changement d’environnement, d’accès aux ressources externes) doit être documentée et validée.
Fournisseurs/éditeurs : ils doivent s’assurer que leurs systèmes répondent aux exigences de l’AI Act (analyse de risques, évaluation de conformité, marquage CE pour les IA à haut risque).
En outre, l’éditeur doit fournir un manuel d’utilisation explicitant le périmètre d’emploi de la solution et les risques potentiels.
Intégrateurs : ceux qui couplent une IA agentique à d’autres services (par ex. un outil de navigation web, un système de paiement) endossent la responsabilité de la compatibilité technique. Ils doivent veiller au “bon comportement” de l’IA dans l’environnement ciblé, notamment en matière de sécurité et de respect de la vie privée.
Utilisateurs professionnels : si vous activez ou paramétrez un agent IA dans un contexte commercial, vous devez vérifier son champ d’application, surveiller ses actions, et disposer de sauvegardes (supervision humaine, garde-fou technique) pour éviter tout dérapage.
Les dispositions sur la “décision exclusivement automatisée” du RGPD exigent souvent un droit d’intervention humaine pour contester ou réviser la décision de l’IA.
Cas illustratif : Une société de gestion d’actifs implémente un agent IA pour exécuter des arbitrages boursiers en temps réel.
S’il sur-pondère un titre suite à une mauvaise configuration et provoque une perte massive pour la clientèle, qui est responsable ?
Le développeur (pour un défaut d’apprentissage), la société de gestion (pour avoir mal paramétré l’agent), ou l’éditeur (pour ne pas avoir prévu certaines limites) ?
Dans la pratique, l’AI Liability Directive aidera la victime à obtenir des documents internes et à établir une présomption de faute contre l’un des maillons de la chaîne.
Les professionnels doivent garder à l’esprit que le droit de la responsabilité concernant l’IA agentique évolue rapidement.
Plusieurs axes méritent une veille juridique approfondie :
Finalisation de l’AI Act : La version finale pourrait élargir la définition des systèmes à haut risque et imposer des obligations supplémentaires aux agents capables de déclencher des actions sensibles (secteur financier, santé, infrastructures critiques).
AI Liability Directive : Son champ d’application devrait être précisé via des actes délégués ou des lignes directrices, afin de clarifier les obligations de divulgation de preuves techniques.
Les délais de prescription et les montants d’indemnisation maximaux pourraient être ajustés dans certains secteurs.
Initiatives sectorielles : Dans la finance ou l’assurance, des régulateurs nationaux (ACPR, AMF en France) pourraient édicter des circulaires ou lignes directrices spécifiques aux IA agentiques.
La coordination au niveau du G20 pourrait également aboutir à des normes mondiales (standards techniques, certification).
Débats sur la personnalité juridique électronique : Bien qu’il n’y ait pas de consensus, certains envisagent d’accorder à l’IA un statut juridique partiel (ce qui faciliterait la gestion des litiges).
Pour l’instant, la position majoritaire demeure qu’une IA ne peut être traitée comme une personne morale autonome.
En clair, la complexité grandissante des IA agentiques appelle une harmonisation plus fine du droit.
Les régimes de responsabilité classiques (faute, produit défectueux, responsabilité du fait des choses) continuent à s’appliquer, mais sont en pleine mutation, sous l’effet de nouvelles directives et réglementations.
Mieux vaut anticiper que subir.
Risque de contentieux : Les agents IA déployés dans le secteur financier (robo-advisors, trading automatisé, scoring de crédit, etc.) peuvent se tromper ou adopter des comportements jugés “abusifs” (blocage de comptes, gestion hasardeuse d’actifs). Les cabinets d’avocats doivent donc préparer des arguments juridiques fondés sur la nouvelle grille de responsabilité, tandis que les conseillers financiers doivent souscrire des assurances RC pro adaptées.
Audit et conformité : Avant le déploiement d’une IA agentique, un audit technique et juridique s’impose. Documenter les décisions, paramétrer des seuils d’alerte, prévoir un fallback humain en cas d’incertitude élevée, etc. Sans ces précautions, le risque de sanction administrative (par l’ACPR, l’AMF ou la CNIL) est réel.
Formation et conseil : Les utilisateurs professionnels, qu’ils soient banques, assureurs ou start-up, doivent être formés pour comprendre la logique de l’agent IA. La question du “qui supervise la machine ?” se pose. Les directions doivent allouer des ressources humaines capables de prendre le relais ou d’annuler une action jugée inappropriée. Du côté juridique, il faut mettre en place des clauses contractuelles claires sur la répartition des responsabilités entre le fournisseur d’IA, l’intégrateur et l’utilisateur final.
Protection des données : Les IA agentiques, en interagissant avec des bases de données multiples, multiplient aussi les risques de violation du RGPD. Les professionnels doivent s’assurer que chaque requête, chaque “outil” sollicité, respecte les principes de minimisation des données, de finalité et de sécurisation. Toute fuite ou traitement illicite peut engager la responsabilité de l’exploitant.
Les IA agentiques redessinent la frontière entre automate et entité presque “décisionnaire”.
Cette évolution technologique s’accompagne d’un cadre réglementaire en pleine effervescence, entre le RGPD, l’AI Act et la nouvelle AI Liability Directive.
Pour les acteurs du droit et de la finance, le maître mot reste la vigilance : bien cerner les risques, anticiper les obligations et organiser la gouvernance de ces systèmes seront les clés d’une mise en conformité réussie.
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